Ça faisait un bon gros deux heures qu'Exuri tournait en rond et il en avait vraiment ras le bol. Heureusement qu'il connaissait assez bien les rues d'Endurn parce que sinon il aurait été complètement perdu, mais même dans la petite ruelle où il s'était ramassé, il était raisonnablement certain qu'il aurait été capable de retrouver le marché, et de là Exuri pouvait trouver son chemin dans la ville sans trop grande difficulté. Le seul problème, c'est que c'était pas un chemin qu'il cherchait.

Il tourna un coin, les sourcils froncés. Un vieil homme, recroquevillé dans l'ombre d'un mur pour combattre la chaleur, tendit la main pour quémander la charité. Exuri lui lança un regard meurtrier, et entre ça, Florilianne, et les lourds vêtements de laine et de cuir noirs, le mendiant se cacha le visage contre le bâtiment, suppliant miséricorde.

Le mercenaire continua sa route sans lui porter plus d'attention, mais l'expression sur le visage du vieillard lui rappella le regard apeuré que la jeune mère qu'il avait croisé quelques heures plutôt devant la porte de Shary lui avait lancé. Elle s'était barricadée dans son petit appartement et avait ignoré tous les coups qu'il avait frappé à sa porte. C'était une réponse compréhensive lorsqu'on se retrouvait en présence d'Exuri, et généralement il s'en régalait, sauf qu'à ce moment-là il avait seulement voulu savoir où le jeune homme était parti, ou au moins quand il était parti. Il se doutait bien qu'il était parti livrer un colis ou une lettre, mais ça ne l'aidait pas vraiment à le retrouver.

Ce qui le fâchait le plus de cette situation, c'était pas que Shary ne soit pas instantanément disponible pour le recevoir. Non, c'était le fait qu'Exuri avait aucune idée de comment Shary travaillait, comment il recevait ses commandes, qui étaient ses clients, quel genre de colis qu'il livrait le plus souvent – bref, le genre de choses qu'on apprend pratiquement par osmose quand on se voit régulièrement.

Et honnêtement, si on est pour passer du temps à s'apitoyer sur son sort, Exuri était tellement fâché que Shary ne soit pas instantanément disponible pour le recevoir. On va au moins s'admettre ça entre nous, s'il est même pas capable de se l'admettre à lui-même.

Et, juste au cas où Shary n'était pas en train de travailler, Exuri était allé au Serpent Sinueux, mais la taverne n'était même pas ouverte aussi tôt dans la journée. Les quelques autres petites places qu'ils avaient visitées ensembles n'avaient pas non plus d'énergique jeune homme à la brillante chevelure rousse, et le mercenaire s'était rapidement vu marcher au hasard dans les rue d'Endurn. Il n'avait pas vraiment beaucoup d'endroit à vérifier : en général, quand Exuri visitait, ils avaient tendance à rester dans la chambre de Shary et n'en sortir que pour se nourrir. Ça ne le dérangeait habituellement pas, mais à ce moment-là ce n'était qu'un rappel de plus qu'il ne savait pas ce que Shary faisait de ses journées.

Un calme tombait sur la ville. Le soleil était à son plus haut et avec la chaleur accablante du midi, les gens fermaient leurs échoppes et rentraient dans leurs maisons pour faire la sieste, puisqu'il devenait pratiquement impossible de faire autres choses. Exuri prit la chance de retourner vers le marché. Il serait probablement abandonné par tous sauf le plus radin des marchands, mais il pourrait peut-être réussir à trouver de quoi manger, ou à forcer quelqu'un à le nourrir. Complètement différent du pique-nique qu'il aurait aimé partager avec Shary, mais il était immunisé à la température, pas à la faim.

Exuri en était un peu... pas honteux ? Humilié, peut-être ? Embarassé? Oui, c'est ça. Exuri en était un peu embarrassé de se l'admettre, mais il trébucha un peu lorsque Shary le cogna. Heureusement pour son ego, il réussit à masquer son faux pas en se tournant pour bien faire face à Shary, mais il saura toujours la vérité. Et nous. Nous aussi nous le saurons : Shary secoue le monde d'Exuri. Oh oui.

« Hey, » gronda-t-il, la voix rauque. Shary avait l'air bien (Mais Shary avait tout le temps l'air bien, chuchota une petite voix dans le fond de sa tête qu'Exuri avait tendance à ignorer, mais il était enclin à l'écouter sur ce point-là,) ses cheveux brillants de milles feux, ses yeux délicatement encadrés par ses longs cils, sa peau encore plus bronzée que d'habitude – mais ce devait seulement être que ses souvenir pâlissaient comparés au jeune homme en chair et en os.

Exuri attrapa le bras de Shary et l'attira à lui. Il devait non seulement pencher sa tête mais les épaules aussi, pour s'emparer de sa bouche et l'embrasser. Ce n'est pas exactement une position confortable, considérant leur importante différence de taille et le poids de Florilianne en bandoulière, mais le plaisir d'avoir Shary proche de lui, de l'entendre, de le toucher, rendait Exuri insensible à la douleur dans son dos. Il relâcha le poignet du jeune homme pour saisir sa nuque, en en profitant pour approfondir leur baiser. Son autre main s'accrocha dans le tissu à la hanche de Shary, son pouce s'insinuant sous les étoffes pour caresser sa peau chaude.

Exuri le relâcha un instant pour murmurer contre ses lèvres : « Ouais, ç'aurait vraiment été nul qu'on se manque... » avant de refermer le vide entre eux, tout en poussant Shary à l'ombre contre le mur. Juste comme ça, toute sa frustration de la matinée était disparu.

On va couper ça court, parce que moi je suis célibataire et voir des couples abuser de manifestations publiques d'affection trop longtemps, bruyamment et autant en profondeur me frustre énormément. Bref, quinze minutes plus tard, Exuri dû se forcer à démêler son corps d'avec celui, question de pas s'embarrasser devant son petit copain dans une allée, certes petite et sombre, mais surtout à l'extérieur avec une possibilité d'audience.

Exuri était relativement certain que le fait qu'il préfèrerait toucher Shary en privé dans leur chambre sombre au lieu de participer à un peu d'action alfresco détruit sa street cred mais c'est pas comme si c'était un sujet de conversation qui était régulièrement abordé, alors il se disait bien que ça resterait secret pour un bon moment. De toute façon, le fait qu'il considèrait apparemment le trou de Shary dans lequel son matelas miteux réside comme étant « leur chambre » était beaucoup plus préoccupant.

À bien y penser, le fait qu'après une mission ait tournée au vinaigre à Junchy, Exuri s'était immédiatement dirigé à Endurn pour voir Shary, sans même passer par les quartiers généraux de Stonelizard pour voir les nouvelles quêtes, parce qu'il avait besoin du réconfort de se sentir chez soi, ça, ça c'était troublant.

Bref, Exuri avait des émotions et il n'était pas trop sûr de comment gérer ça. Un petit indice mon cher : trouves-toi un trou moins moche à voir comme ta maison. Ça ne réglera peut-être pas le problème de ton cœur de glace en train de fondre, mais bon dieu je vais trouver ça moins déprimant. Et épeurant. Je veux dire, je sais que techniquement c'est pas chez toi, Exuri, considérant que tu paies pas le loyer, mais ça te ferait pas de mal de sortir les poubelles de temps en temps ou passer le balai un peu. Et possiblement contribuer au loyer, si t'es pour penser à cette place-ci comme ton chez-toi.

Mais bon, comme d'habitude, Exuri m'ignor- je veux dire, ignora la petite voix dans sa tête, excusez-moi, pour observer Shary d'un regard lubrique et lui chuchoter à l'oreille : «  On devrait peut-être aller queque part de privé, pour faire toute c'que je veux te faire... »

Notamment, lui lire des poèmes romantiques sur le bord de l'eau au coucher du soleil alors que des oiseaux roucoules autour d'eux. Mais, encore une fois, street cred blah blah blah, il a sa réputation de dur à cuire à entretenir, blah blah. Aussi, Shary ferait probablement une tonne de blagues sur sa masculinité, le jugerait puis le planquerait là pour sauter dans la voiture de sport- euh, sur le cheval de course de race d'un sale connard riche en polo en riant de lui. Et Exuri n'était pas exactement certain qu'il y a un bord d'eau approprié pour un pique-nique proche. Conseil d'ami (qui juge énormément tes choix de vie) : la prochaine fois que tu comptes organiser un pique-nique, trouves-toi un endroit approprié pour cette activité avant d'aller chercher ton intérêt amoureux pour l'inviter à sortir.

D'ailleurs, en parlant de juger tes choix de vies, quand tu lances des regards lubriques à ton copain, tu pourrais peut-être remarquer la lettre – un peu froissée maintenant, bravo, tu pouvais pas retenir tes pulsions sexuelles un peu, question de pas ruiner le gagne-pain de ton amoureux – que Shary était clairement en train de livrer.