Sur le tableau, on a écrit:

33e jour de l’an 5100

Frères et sœurs de sang et de froid, il vous faut vous fondre encore une fois dans la pierre. Ma guilde s’entête à engager des mages de première page, mais dernièrement, ces têtes chaudes ne sont bonnes qu’à signaler aux Voleurs des Sables qu’on a les poches en feu. C’est la discrétion qu’il nous faut, question de ne pas perdre un deuxième convoi à leurs mains, mais laissez les couards chez-eux à téter leurs mères ; le Canyon comporte bien d’autres dangers, et je m’attends à ce que notre escorte soit en mesure de protéger autant mes hommes que la cargaison.

Nous partirons de Derada à la première lueur du 50e jour, en direction de la frontière nord de Marenk. Nous attendrons votre équipe à l’Auberge Inn. Soyez ponctuels.

Talimas Errol, Maître Commerçant
Représentant de la Huitième Guilde Mercantile de Bharkan

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Signatures

e’Szalsta Lyora

Tahkmazov Shahriyar

Tertulius Exuri


NB : Rendez-vous au Chevalet de Trois à Endurn, crépuscule de la 39e.

Spoiler:

Seulement trois jours s’étaient écoulés depuis que Lyora avait posé sa candidature pour cette mission, et deux membres de la guilde en étaient déjà devenus signataires. Bien que le quartier général fût aussi terne et désertique qu’à sa première venue, cette infime différence lui donna une toute nouvelle perspective de ses nouveaux confrères.

- Ah… peut-être pas des fantômes, au final. Mince.

En toute honnêteté, elle avait espéré qu’un des membres aurait, peut-être, un petit pouvoir de déphasage, lui permettant de rendre toute personne intangible et invisible au reste du monde. Alternativement, elle aurait aussi apprécié l'idée d'un sortilège spectral qui aurait métamorphosé toute la guilde en une armée de fantômes des plus proactives, considérant l’envergure de leur tableau de missions. Durant ses recherches au sujet de Stonelizard, Lyora avait trouvé si peu d'informations qu'elle avait envisagé de scénarios de plus en plus rocambolesques pour justifier leur extrême confidentialité. Malheureusement, à sa plus vive déconvenue, aucun de ceux-ci ne semble encore s’être réalisé.

- Shahriyar et Exuri, donc? Rien qu’à la calligraphie, ils font forte impression.

Un amalgame de grosses et petites lettres pour Shary lui donnaient une personnalité très transparente : s’il est confiant en quelque chose, il le fait savoir, et si non, il espère que les gens ne le remarqueront pas. Exuri, quant à lui, montrait une consistance presque sinistre dans son lettrage, comme s’il avait bien des squelettes en réserve mais aucune envie de les mettre à l’air. Si jamais cette estimation préliminaire de ses futurs alliés avait une quelconque justesse, Lyora saura les intégrer à son plan sans trop de problèmes. Une rencontre, cependant, pourra lui en donner la certitude, et elle était certaine que deux vétérans de la guilde auront leurs propres questions au sujet de la petite nouvelle.

D’un trait de fusain-sans-fin, elle confirma le rendez-vous. Après avoir ramassé son havresac d’un sol de dalles poussiéreuses, elle déambula le long d’un corridor de pierres, éclairé ci et là par le rouge vermeil du soleil à travers les meurtrières. Des portes diverses défilèrent à sa droite, et elle les effleurait de son doigt jusqu’à la pénultième. Là, elle mit sa paume contre une marque délicate sur le bois de pommier, comme pour se perdre dans le doux souvenir d’un vieil amour, n’ayant survécu que dans l’enlacement de deux noms sur le cœur dénué d’un arbre longtemps décédé.

Une lueur pâle provint de l’autre côté, et elle saisit la poignée. Un souffle froid coupa la seiche halène d’Esurn, et elle disparut sans laisser plus de trace.

Quand Exuri ouvra la porte du Chevalet de Trois, le soleil amorçait sa descente vers le sol. C'est-à-dire, c'était pas encore le coucher de soleil, mais il était assez bas pour aveugler quiconque tentant de regarder devant eux en marchant.

Une jolie serveuse, les cheveux bruns pâles, les grands yeux verts, un tablier propre par-dessus ses jupons, un sourire déconfit masquant difficilement sa terreur, essaya de lui souhaiter la bienvenue:

"Bonjour, monsieu-" on entendit l'enthousiasme et la joie de vivre faire un decrescendo dans son ton de voix, un exploit en soi puisque travaillant dans le service à la clientèle, l'enthousiasme et la joie de vivre étaient déjà inexistant chez la jeune fille.

“Donne moi une bière. Maintenant,” lui grogna Exuri, lui tournant le dos pour s'asseoir à une table installée à un coin de la pièce, bien placée pour observer les allées et venues des clients, et aussi pour déposer sa gigantesque hallebarde. On pouvait entendre en arrière-fond la pauvre serveuse demander quel genre de bière, et être complètement ignorée. Si sa volonté de vivre pouvait être calculée en Kelvin elle serait dans les négatifs. S’ensuivrait probablement la fin du monde tel qu'on le connait.

Heureusement pour nous, son misérabilisme est facilement ignorée et le monde continua de tourner comme si elle n'importait pas. J'aimerais bien dire que c'est le cas, mais la petite serveuse du Chevalet de Trois était en fait une future importante figure historique qui changerait le monde tel qu'on le connait.

Il est donc entièrement probable, qu'à cet exact moment, si des scientifiques avaient eu des instruments pour lire la température de sa volonté, qu'elle ait effectivement été en Kelvin négatif. Nous ne le saurons jamais, à moins que l'homme assis à une table au centre de la pièce observant la scène et son étrange appareillage avec grand intérêt soit en fait un visiteur du futur.

Ignorons donc cet excentrique individu et les émotions de la petite serveuse, courue se réfugier dans la cuisine, pour se concentrer sur le ténébreux jeune homme dont nous suivons les aventures. Pour plus d'informations concernant le Voyageur du Temps et la Dauphine de la Fédération, contactez votre plus proche libraire.

Une fois bien installé sur son banc de bois, Exuri sortit de l'une des nombreuses poches et bourses dissimulées sur sa personne une amulette et l'examina de près. Elle représentait deux poissons, leur tête côte à côte avec les queues enlacées, leurs nageoires fanées autour de leur corps, faîte d'or et incrustée de nacre. Un lacet de cuir tressé était passé dans son anneau, assez long pour nouer autour d'un poignet.

Il fronça les sourcils en passant le doigt sur l'égratignure traversant le bas du charme. C'était probablement dû au coup fatal qu'il avait porté à son ancien propriétaire, le même coup qui avait coupé en deux le lacet, originalement assez long pour porter autour du cou. Sans doute que le bas de la hache l'avait effleuré pour faire cette marque alors qu'Exuri tentait de son mieux d'enlever la tête de son combattant de sur ses épaules. L'amulette n'avait certainement pas mangé de plein fouet l'attaque : elle se serait probablement cassée aussi sûrement que la colonne de son ex-possesseur.

Elle était pleine de sang lorsqu'il l'avait ramassée, en faisant les poches de son adversaire. En l'essuyant avec un bout de la tunique du défunt, il s'était dit que Shary l'apprécierait probablement. Elle semblait être un charme, probablement de bonne santé. Exuri en avait déjà vu auparavant, comme des pierres peinturées ou des petites bouteilles ou bourses remplies d'herbes. Les deux poissons représentaient, se dit-il, longue vie. Ou de l'eau, et puis comme Shary vivait dans le désert et se refusait d'en sortir, lui souhaiter de l'eau ne pouvait être qu'une bonne chose.

Ce qu'Exuri ne savait pas, c'était que l'homme qu'il avait tué, bien qu'effectivement un brigand, avait prise une épouse l'an dernier, mais malgré leurs nombreux efforts ils n'avaient pas réussis à concevoir un enfant. La femme était donc aller consulter la sorcière des haies du coin qui lui avait vendu des charmes de fertilité (qu'elle-même avait volé, puisqu'elle n'avait aucunement les moyens de vendre des talismans de nacre ou de pierre de lune, et surtout pas d'or, et vendait habituellement des petits sacs pleins de gazon) pour elle et son mari. Bien que n'y croyant pas vraiment, mais pour apaiser son épouse et se disant que ça ne pouvait pas faire de mal, l'homme avait accepter de porter l'amulette en forme de poissons.

Exuri avait compté l'offrir à son amoureux ce matin-même, mais, arrivant heureusement assez tôt pour le croiser avant que Shary quitte son trou pour sa journée de livraison, ils avaient été distraits quelques heures dans sa chambre, du moins jusqu'à ce que Shary ne doive absolument quitter faire ses dernières livraisons avant leur départ pour la frontière. Le mercenaire s'était donc vu forcé à déambuler dans la ville et arriver trop tôt à son goût au rendez-vous avec la nouvelle.

Sorti de ses pensées romantiques en se rappelant la raison de sa présence à cet endroit, Exuri se rembruni et rangea le charme. Il n'avait pas hâte, ni l'envie de rencontrer la-dite e'Szalsta. Lorsqu'il avait fait part de son intérêt pour cette mission à Shary, le mercenaire avait eu hâte de travailler avec son ami. Ils formaient une excellente équipe ensemble. Or, quand il avait vu le nom inscrit au haut de la liste, Exuri avait refusé d'accompagner la nouvelle recrue et Shary avait dû le convaincre - créativement - d'y participer quand même.

Tous les bons souvenirs du monde ne l'empêchait pas de regretter sa décision à ce moment-là, assis dans une taverne où le service était beaucoup trop lent, bon sang, il avait eu le temps de faire de l'introspection.

La jeune serveuse et son employeur était en fait dans la cuisine, discutant de quelle bière lui servir : voyez-vous, l'établissement était reconnu pour ses trois différentes bières maisons, mais ils y servaient également quelques sortes de brasseries reconnues de toutes les provinces.

S'il avait voulu être une nounou, se dit Exuri en retournant à son fil de pensée, il aurait accepté la sale mission de nounou affichée un peu avant. Mais il était un guerrier, un combattant! Il avait mieux à faire qu'à apprendre à une petite fille comment protéger une caravane ou survivre dans le désert. En fait, e'Szalsta avait probablement voulu faire la quête de gardiennage, mais tête en l'air elle s'était trompée et avait signé au mauvais endroit. Elle ne se pointerait même pas au rendez-vous, Exuri en était certain.

Le propriétaire sortit de la cuisine, un verre rempli d'un liquide d'une couleur ambre à la main. Il se dirigea vers le mercenaire, alors que la petite serveuse observait la scène depuis le cadre de la porte, et déposa le verre devant lui : « Voilà monsieur, une annedd'ale du fleuve Shain, c'est une bière préparée avec une recette ancestrale- » commença-t-il nerveusement.

"Je t'paie pas pour un cours d'histoire," l'interrompit Exuri. Il sortit une pièce et la posa sur la table.

Ce n'était certainement pas assez pour couvrir le prix de son breuvage, mais avant que le propriétaire puisse l'en informer, le mercenaire lui grogna un "Dégage." assez menaçant. Il ramassa sa pauvre petite pièce et marcha très rapidement se réfugier en cuisine.

Exuri avala la moitié de sa bière et s'essuya la bouche sur sa manche. Frustré, il se demanda pourquoi ils se rencontraient à Endurn. Ils auraient pu se rejoindre à la frontière, Shary et lui aurait pu y aller ensemble et seul, surtout, sans stupide petite fille pour traîner dans leur jambe. Juste Shary et lui, pour des kilomètres à la ronde, rien pour les interrompre pendant des jours, rien pour les distraire, juste eux deux. Il n'aurait pas été coincé dans une auberge beaucoup trop huppée, avec des clients si inconfortables envers lui qu'aucun n'osait s'asseoir proche de lui à l'intérieur d'un rayon de trois tables. Le Chevalet de Trois n'avait rien sur le Serpent Sinueux et son atmosphère fêtarde et ses clients complètement saouls à trois heures de l'après-midi.

Entre nous, Exuri aurait tout de même trouver façon de maugréer si ça avait été le cas. Ils n'auraient pas eu assez de temps pour apprendre à connaître l'autre et trouver comment la faire fonctionner à son plein potentiel pendant leur mission, se serait-il plait, ou pour discuter de plan de secours et d'horaire et des responsabilités de chacun. Mais comme Exuri est une sale petite peste incapable d'être satisfait de quoi que ce soit, on est foutu à endurer son chialage.

Buvant une autre gorgée, il sortit une lime plate de sa ceinture, attrapa Florilianne et la planta pique-premier dans le plancher de bois. Appuya le manche sur son genou, Exuri entreprit d'affûter la lame de la hache de sa hallebarde, ignorons totalement les regards et les murmures d'inconfort se propageant dans la salle.

La classe, vraiment.